La rencontre

Mars 2037

Maman? 

-Oui, Layla?

-J'aimerais ça écrire notre histoire. En psycho ils nous disent que coucher notre vie pis notre passé sur papier ça peut nous aider à y voir plus clair.

-D'accord, mais quand tu dis «la nôtre» tu parle de celle qui?

-La mienne la tienne et celle de Papa. Notre histoire à tous.

Maman sourit.

-Attends-moi là. Je pense que j'ai ce qu'il te faut.

Ma mère revint quelques minutes plus tard, un grand sourire aux lèvres et un carnet en cuir rouge lustré gravé de la lettre J. Elle me le tendis. 

-Wow! Ça a l'air génial! C'est quoi? J'approchai la main pour m'en saisir, mais Maman replia sa main vers elle au dernier moment, une lueur espiègle au fond de ses yeux verts que j'aimais tant.

-Avant, promets-moi d'en prendre soin comme la prunelle de tes yeux.

Comme lorsque j'étais une  petite fille. je fis une croix sur mon coeur.

-Je te le promets, mom, dis-je, faussement solennelle. Mais arrête de me faire languir et dis-moi ce que c'est.

-Ouvre-le, tu verras bien.

Je me saisis finalement du cahier et l'ouvris à la première page. J'y reconnus toute de suite la main de maman.

 2010 à 2014 -Nos premières années.

-C'est le premier volet d'une série de seize volumes. Tout le début de mon histoire avec ton père est là-dedans, jeune fille, alors avant de faire aller ton stylo, tu valides avec moi, pigé?

Je souris comme une gamine à qui on venait d'ouvrir la caverne d'Ali Baba en lui faisant promettre de ne pas voler le trésor.

-Pigé. Merci, M'man. Grâce à toi ma dissertation de psycho sera bien moins plate! Je serrai le précieux journal contre mon coeur et gambadai jusqu'à ma chambre.

-Eh! s'exclama Maman, Tu avais parlé de coucher tes idées sur papier pour toi , pas d'une dissertation pour l'école que ton enseignant va lire et psychanalyser!

J'ouvris de grands yeux de biches innocents.

-Ah oui? J'étais sûre que c'est ça que j'ai dit. Désolée si je me suis mal exprimée. Bon, je ferais mieux de m'y mettre c'est dû pour dans quatre jours. Merci encore M'man, t'es la meilleure! Je lui soufflai un baiser moqueur en refermant la porte de ma tanière.

Je me blottis sous la couette. Une fois confortablement calée sur mes oreillers, j'ouvris le carnet, plongeant tête première dans l'Univers de Jade.

«Mars 2010

Je me souviens que c'était une journée très particulière  ce jour-là. Il avait plu et ça sentait l'herbe et la terre mouillée qu'apporte la fin mars.  En bref, c'était l'odeur de l'espoir. Je l'avais dit à Laurianne, et, fidèle à ses habitudes, mon amie avait reniflé, sarcastique, ``l'odeur de l'espoir? Sérieux? T'en mets pas un peu là?`` 

J'avais sourit en secouant la tête. J'en étais à ma première année de cégep dans le programme Arts et lettres. Si je voulais mettre la théorie du cours de poésie en pratique. c'était mon droit le plus strict !»

Je rigolai doucement en moi-même, nullement surprise. Maman utilisait encore aujourd'hui cette expression après une pluie torrentielle ou quand ses premiers crocus sortaient. Je poursuivis avidement ma lecture.

«Pressée de commencer ma révision en vue des examens de la semaine suivante, je me rendis jusqu'à chez Gypsy's, ma brûlerie préférée. C'était un café tout petit. Si on passait trop rapidement en voiture, c'est sûr qu'on la raterait. Une petite plaque en contreplaqué à l'air défraîchi faisait office d'enseigne. 

Mais la première fois que l'ai vue, je m'y suis sentie inexplicablement attirée. En poussant la porte, le petit carillon en bois avait tinté doucement, annonçant mon arrivée, et j'avais eu l'étrange confirmation que je devais entrer. L'odeur du café fraîchement moulu mélangé à un doux parfum de citrus (pamplemousse et lime peut-être) acheva de m'apaiser. Je m'y sentis chez moi. 

Dès lors, Chez Gypsy's devint mon quartier général, mon « bunker ». Un endroit où me réfugier ou pour échapper à la parfois trop dure réalité de ma vie. Comme toute bonne étudiante qui se respecte, je m'y attablais des heures durant pour potasser mes examens, pour prendre une pause latte bien méritée avec un bon livre comme compagnon, ou encore juste pour écouter la musique (souvent des compilations « Best of » de crooners comme Sinatra, Crosby ou Halliday, du jazz ou du big band). Les notes enlevantes et les voix suaves et chaudes comme le soleil m'enveloppaient tout entières, donnant un bref répit à mon esprit trop souvent surchargé.

Une douce chaleur se répandit dans mon corps et je souris. Je comprenais maintenant pourquoi Mom aimait tant aller chez Novabucks tous les samedis pour notre café mère-fille: les décors rustiques et hors du temps, le feu dans la minuscule cheminée et les lumières tamisées lui rappelaient immanquablement  Chez Gypsy's. 

En voulant refermer le carnet pour y insérer mon signet, je sentis une page non reliée glisser et tomber à mes pieds. Je me penchai pour la ramasser. Je sentis un frisson me parcourir l'échine: j'avais entre les mains une parcelle d'histoire! Un menu du café, un peu jauni par le temps, mais bien réel. 

La première chose qui retint mon attention était le logo sur le coin inférieur droit de la page. Des plumes amérindiennes aux couleurs flamboyantes formaient un cercle serti d'étoiles dorées. Au centre, les lettres C.G. , bien qu'un peu pâlies, étaient encore visibles. Je les effleurai du bout des doigts, presque craintive qu'elles ne s'effacent.

Après un moment, je laissai mon regard errer sur la page, m'attardant sur les choix d'entrées, de plats principaux, et évidemment, de desserts.  Tout avait un nom délicieux,  et les prix ressemblaient à ceux de maintenant. Je fis la moue, un peu déçue: je me serais attendu à trouver au moins une trace de Maman ou Papa quelque part. 

Je retournai le menu au verso, persuadée d'avoir manqué  quelque chose. Je ne fus pas déçue: en diagonale,  je déchiffrai l'écriture illisible en pattes de mouche de mon père. C'était un numéro de téléphone 418-304-5572. En dessous, il avait griffonné Étienne avec les mots «si un jour tu veux partager ta table».