Fraises, bananes et peur bleue partie II

10/02/2020

*

Étienne

-Pis qu'est-ce que tu fais de Wes?

-Quoi Wes?

- C'est pas un modèle masculin pour toi?

La question de ma blonde me prit complètement de court et je laissai mes pensées me ramener doucement en arrière.

Dans ses bons jours, Wesley Brown était beaucoup de choses. Ou plutôt, il avait essayé de remplir les souliers de beaucoup de personnes que je n'avais jamais eu dans ma vie : Un ami, un grand frère solide, un confidant. La seule personne au monde avant Jade qui me faisait sentir que j'avais de la valeur. Ce grand gaillard de six pieds deux, mon friendly giant [i]au rire contagieux et au sourire aussi aveuglant que le soleil m'avait tout appris. Des rudiments de maths et français qu'ils avait glanés chez une voisine lorsqu'il était gosse en passant par le tennis et le basketball. Mais sa plus grande leçon, ça été de m'encourager à foncer pour surmonter mes problèmes . Quand je lui disais que j'avais peur d'affronter quelque chose ou quelqu'un, Wes me disait toujours «fais-le avec la peur, pas malgré elle. » Il me rappelait souvent qu'on a pas toujours le luxe d'attendre d'être prêt et de se sentir confortable pour essayer quelque chose. « En fait », ne cessait -t-il de me répéter, « c'est souvent à force d'essayer quelque chose qu'on voit si on se sent à l'aise avec. C'est impossible de prédire comment on se sentira si on ne prend pas le risque de sauter pour le découvrir. »

Évidemment, Wesley avait ses mauvais jours. Mais ils n'étaient pas comme ceux de la plupart des gens. Pour mon ami, mon Shrek, comme je l'appelais pour la taquiner, un « mauvais jour », c'était un tsunami qui menaçait de l'engloutir tout entier. Du moins c'est ce qu'il me racontait quand j'étais gosse. Je n'étais pas du tout convaincu de cette métaphore , mais je n'osais pas remettre en doute les paroles de mon héros. En vieillissant, j'en compris brutalement le sens.

C'était le jour de mes douze ans et le jour de ses 18 ans. Notre anniversaire commun, comme nous le surnommions. Chaque année depuis qu'on s'était rencontrés (le 29 mars 2004) , on s'était fait une tradition : étant donné que nous ne savions ni l'un ni l'autre à quelle date et en quel mois exact nous étions nés, l'année ne revêtait aucune signification, alors le jour de notre rencontre (on s'est adonnés presque instantanément), on fit un pacte : comme il s'agissait d'une date importante pour nous deux, nous avons décidé d'un commun accord que nous célèbrerions nos anniversaires le même jour, à la même date de la même année . Je pense qu'on avait chacun besoin de donner un sens plus familial et doux à une journée qui aurait été bien ordinaire sinon.

Donc, le 29 mars de l'année 2006, fidèle à son habitude, mon ami pigea dans son cochonnet pour aller nous acheter notre traditionnel Joe Louis, ce petit gâteau au chocolat fourré dont raffolent beaucoup d'enfants. Chaque année, j'attendais son retour en trépignant d'impatience. Dès que j'entendais le crissement des pneus de son vélo fatigué contre le gravier, je volais hors de la minuscule chambre de notre famille d'accueil du moment, fébrile à l'idée d'avoir notre rituel rien qu'à nous « entre gars ». Comme toujours à son arrivée, Wesley m'ébouriffait affectueusement les cheveux avant de sortir son briquet de sa poche et nous entamions en coeur la traditionnelle chanson d'anniversaire . À mes yeux d'enfants, il n'y avait pas de plus belle chose au monde que ce jour-là et il n'y avait pas plus grand héro que mon Shrek à vélo.

Mais ce jour-là, à douze ans, la vie me ramena les pieds sur terre de la manière la plus cruelle possible : Ce jour-là, j'attendis des heures et des heures sur le canapé-lit défraîchi du salon, bondissant à chaque fois que j'entendais des pneus crisser. Pas de Wesley. Mon cœur d'enfant se brisa en mille morceaux et je me résignai à me mettre au lit passé minuit.. Wes ne revint qu'au petit matin et il avait les yeux rougis et nez qui saignait.

Il essaya en vain de me prendre dans ses bras pour me consoler, mais tenace, je le repoussais. Les larmes coulaient sur mes joues creuses.

De guerre lasse, Wes se laissa choir sur le canapé-lit que nous partagions et attendis que je me calme.

Je me retournai finalement vers lui et je remarquai qu'il avait l'air très triste lui aussi. Autant sinon plus que moi. J'adorais mon ami et je ne pouvait supporter qu'il ne soit pas heureux, alors mon cœur prit le dessus.

-Pourquoi tu es triste, Wes?

Wesley ébouriffa mes mèches brunes en soupirant. Sa voix était éteinte et me sembla très faible .

-Je ne suis pas fier de moi, petit bonhomme. Je t'ai fait de la peine en manquant notre anniversaire.

J'attendis. Je sentais qu'il y avait une suite.

-Je... j'étais malade.

J'absorbai ses mots un moment avant de répondre. J'avais les sourcils froncés par l'incompréhension.

-Mais t'as déjà été malade avant et tu rentrais dormir pourtant.

Il se passa la main sur le visage.

-Oui, je sais. C'est un autre genre de malade.

Je pointai son nez.

-Est-ce que c'est pour ça que tu saignes du nez?

Wes sursauta et plongea la main dans sa poche pour en extirper un mouchoir qu'il pressa contre ses narines.

-Oui. On peut dire ça comme ça mon grand. Disons que je me sentais très malade et j'ai dû prendre des médicaments. Mais prendre ces médicaments là m'a rendu encore plus malade et c'est pour ça que mon nez saigne.

Mes roues marchaient furieusement dans mon cerveau.

À part un mystérieux virus qu'une méchante personne lui aurait transmise en lui donnant ces mauvais médicaments, mon cerveau d'enfant n'avait aucune autre explication logique à offrir.

Plus tard vers mes quatorze ans, Wes m'expliquerait qu'il était en proie à une dépendance. À l'alcool, mais aussi aux drogues et que c'était pour ça qu'il saignait fréquemment du nez. A force d'en prendre trop...

Il était devenu ce qu'on appelle un addict, une personne accro à ces substances. Pour tenter de m'expliquer, Il me ferait un parallèle entre un homme qui souffre d'un cancer et un dépendant : dans les deux cas, même si l'homme a la meilleure volonté du monde, s'il ne participe pas activement à sa guérison en acceptant de suivre le traitement recommandé par un médecin, ses chances de guérir, de s'en sortir seraient presque nulles.

Après l'avoir écouté attentivement, J'avais regardé mon compagnon de longue date droit dans les yeux, l'air grave :

-Alors, faut que tu suive ce traitement, Wesley. J'ai besoin de toi. Je vais être ton « sober buddy ».

Complètement abasourdi, Wes me dévisagea quelques secondes, puis il parti du grand rire franc et rassurant dont il avait le secret.

-Comment tu connais cette expression là, mon petit bonhomme?

Je me renfrognai dans mon début d'adolescence.

-Primo, je ne suis plus ton « petit bonhomme », Wes. J'ai quatorze ans maintenant!

Malgré mes protestations, Wes ébouriffa mes cheveux déjà en bataille.

-Tu seras toujours mon petit bonhomme. Même à quarante ans. Désolé, mais c'est la vie!

Je fis mine de l'ignorer.

-Deuzio, je sais c'est quoi un « sober buddy » parce que j'ai cherché sur internet avec le vieux dinosaure d'ordi des Tremblay. Un copain de sobriété, c'est comme un ami, mais en plus, il t'aide à ne pas rechuter dans l'alcool, la drogue ou bien dans ton cas, les deux. Je sais faire ça moi une recherche tu sais. Et si tu penses t'en sortir sans mon aide, meilleure chance la prochaine fois! Tu es pris avec moi!

Wesley ne riait plus du tout. Ses yeux déjà gris pâles s'étaient adoucis encore davantage et s'étaient remplis d'eau.

Il s'éclaircit la gorge.

-Je te fais la même promesse, petit bohn-euh,Étienne. Toi et moi, c'est pour la vie.

Retour au présent . Je sursautai en entendant la sonnerie mon cellulaire dans la poche arrière de mon vieux jeans .

Ma blonde me le te tendis en passant sa main devant mon visage.

-Hou Hou? Il fait beau sur Mars, amour? Ton téléphone sonne!

Je m'éclaircis les idées encore tout embrumées de souvenirs , et décrochai.

-Oui allô?

-Salut petit bonhomme, c'est moi.

Je retins à grand peine un éclat de rire.

-Salut, Wes. Les grand esprits se rencontrent. Je pensais justement à toi!


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